Pierrot lunaire constitue un tournant dans l'histoire de la musique
occidentale. C'est l'aboutissement d'une recherche qui, de 1898
(premiers lieder) à 1912, avait progressivement éloigné le compositeur
de la tonalité, devenue caduque à ses yeux. La tonalité, en effet,
parvenue à sa plénitude dans l'œuvre de Johannes Brahms, avait été
simultanément ébranlée par Richard Wagner et Gustav Mahler. Ces maîtres
si dissemblables avaient profondément marqué Schönberg à ses débuts. La
période postromantique de Schönberg s'était définitivement terminée
avec le Deuxième Quatuor (1908). Commence alors une période dite
d'«atonalité libre» où accords et dissonances ne peuvent plus
s'expliquer par l'analyse tonale. Elle culmine avec le monodrame
Erwartung (1909) puis Pierrot lunaire. Au cours des années suivantes,
Schönberg élabore le système qui donnera naissance à ses premières
œuvres dodécaphoniques et qui substitue aux fonctions tonales celles
qui se fondent sur la formation de séries incluant les douze sons de la
gamme chromatique tempérée.
L'œuvre comporte 21 pièces courtes
réparties en trois grands volets de sept poèmes chacun. Ces poèmes ont
été empruntés au recueil d'un écrivain belge, Albert Giraud, et
traduits très librement en allemand par Otto Erich Hartleben. Pierrot
lunaire fut écrit sur la proposition d'une actrice et diseuse de
cabaret, Albertine Zehme, qui créa le rôle de Pierrot. Celle-ci avait
demandé à Schönberg un mélodrame, c'est-à-dire une musique destinée à
accompagner un texte déclamé. L'instrumentation ne requiert que six
exécutants: outre la voix parlée, piano, flûte (et piccolo), clarinette
(et clarinette basse), violon (et alto), violoncelle.
C'est la
contrainte de la déclamation substituée au chant qui suscita le recours
au Sprechgesang («chant parlé»), sans hauteurs définies (écrites mais
jamais exécutées strictement). Le port de voix relie les hauteurs
notées entre elles: «La hauteur du son, une fois indiquée, est
abandonnée pour une montée ou une chute» (Schönberg), alors que, dans
le chant, le son est soutenu. Si la courbe mélodique est approximative,
son rythme est strictement déterminé par rapport au contexte
instrumental. Le caractère d'une telle déclamation étant outré par
nature, c'est aux instruments qu'incombe toute l'expressivité, fixée
minutieusement.
Le Pierrot de Schönberg baigne dans une ambiance
de morbidité sanglante. Violence, blasphème, humour noir et grotesque,
froide ironie (présents tout au long du texte), sont des traits
constants dans les poèmes, dont le caractère grinçant s'accommode
parfaitement avec les audaces du traitement musical. Cette adéquation
n'a pas peu contribué au succès et à la postérité de l'œuvre qui, par
son caractère théâtral outrancier, échappe au domaine de la musique
«pure» et facilite ainsi l'accès à un langage entièrement nouveau.
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